La relation empathique, à soi, aux autres et à la nature, au niveau individuel, collectif et organisationnel, est le fondement d’un développement durable.
Après près de 20 ans d’accompagnement des entreprises dans l’intégration des enjeux du développement durable aux niveaux stratégique et opérationnel, il m’est apparu clairement qu’au delà de la mise en place de solutions technologiques et de systèmes de gestion, le développement durable nécessite une transformation individuelle de la façon dont chacun entre en relation, avec soi-même, avec les autres et avec la nature.
L’homme est un être de relation
Dans le courant de la psychologie humaniste de Carl Rogers, le Dr Marshall Rosenberg a élaboré dans les années 1970 le processus de Communication Non Violente (CNV) qui vise à développer des relations authentiques et bienveillantes avec soi et les autres. Cette approche est fondée sur l’empathie – la faculté de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent – pour laquelle Daniel Goleman, auteur de Intelligence émotionnelle et de Focus, distingue trois niveaux :
- L’empathie cognitive, au niveau intellectuel, qui permet de comprendre le point de vue et la logique de la personne selon son système de référence.
- L’empathie émotionnelle, au niveau du ressenti – émotions, sentiments, sensations – qui permet de se connecter immédiatement à l’état somatique de la personne, à ce qu’elle ressent.
- L’attention empathique, qui permet d’être connecté aux besoins et motivations profondes de la personne. Selon Goleman, c’est cette connexion de cœur à cœur qui nous fait « prendre soin », qui nous met en action pour contribuer au bien-être de l’autre, dans la conscience de notre interdépendance.
Cette capacité d’empathie — cognitive, émotionnelle et centrée sur les besoins — est à la base de la qualité des relations que nous entretenons avec nous-mêmes, avec les autres et avec la nature.
Relation à soi-même : le fondement de l’éthique
Le questionnement éthique, qui se pose dans une situation présentant différentes alternatives et leurs conséquences, peut être analysé à la lumière d’un conflit de valeurs[1]. Ainsi la résolution du dilemme éthique par une personne implique qu’elle soit en contact avec les valeurs impliquées, incluant les siennes. Selon Marshall Rosenberg, cette possibilité d’être en contact avec ses propres valeurs et aspirations profondes, relève de la qualité de la relation à soi-même, à travers un processus d’auto-empathie.
C’est ce que Paul Polman, PDG de Unilever, exprime dans une entrevue au Guardian [2]: « [pour être un leader efficace], vous devez être bien avec vous-même. Un bon leader je pense, est avant tout un bon être humain. Trop souvent nous sommes programmés par notre environnement pour nous comporter différemment. Mais je pense qu’un vrai leader est une personne authentique, qui se sent bien avec qui elle est ».
Dans le cadre de décisions visant à un développement durable, il n’est pas rare que des scénarios présentent des dilemmes éthiques qui renvoient à des conflits de valeurs, personnelles, organisationnelles, ou même de société. Par exemple, l’acheteur de produits fabriqués en Asie, devant un choix de fournisseur, va tenir compte d’un ensemble de normes en approvisionnement responsable. En leur absence, il devra décider en fonction de valeurs organisationnelles et/ou personnelles. Dans cette hypothèse fictive, deux cas de figure peuvent se poser : ou bien l’acheteur transige avec le fournisseur le moins cher, parce que son bonus est lié à la marge qu’il réalise ; ou bien, conscient des impacts et sensible aux conditions de travail des employés de son fournisseur (par empathie et en cohérence avec ses valeurs de respect des droits de l’homme), il initie de façon proactive une démarche d’approvisionnement responsable, réduisant ainsi pour son employeur le risque d’image.
Ainsi, de la qualité de la relation à soi d’une personne dépend la qualité de son discernement dans le cas d’un dilemme éthique.
Relations aux autres : de la transaction à l’empathie
Un des enjeux les plus importants pour les entreprises aujourd’hui est celui de la mobilisation des équipes. De récents travaux[3] sur la mobilisation ont montré que parmi les principaux facteurs d’adhésion figurent :
- La notion de finalité : le sens donné à quelque chose et son alignement par rapport à un but recherché ;
- Le développement des capacités : le fait de développer son plein potentiel, de se perfectionner ;
- L’autonomie : la possibilité de choisir et de prendre des décisions sur ce qui a un impact sur soi ;
- La reconnaissance : le fait de recevoir une rétroaction positive à sa contribution ;
- L’appartenance : le sentiment d’être impliqué dans la vie et dans les décisions de son milieu.
En CNV, ces facteurs de motivation font partie des besoins fondamentaux de la personne. Un indicateur de « ce qui est important » pour une personne est l’émotion ressentie à un instant donné devant une situation. Cette émotion, qu’elle soit agréable (joie, enthousiasme), moins agréable (malaise), ou désagréable (frustration, tristesse, abattement), indique qu’un besoin profond est touché.
Dès lors l’empathie dans la relation permettra d’accueillir le ressenti et les besoins et motivations profondes stimulés dans une situation (par exemple confiance, considération, inclusion, sens), pour élaborer, voire collaborer à trouver des solutions qui tiennent compte des besoins exprimés et renforcer ainsi le lien.
Si en contexte professionnel, il peut paraître difficile de parler des émotions, Manfred Kets de Vries, professeur à l’INSEAD, n’hésite pas à dire que « l’émotion peut servir le leadership ». Elles sont d’ailleurs toujours présentes, même si nous n’en avons pas conscience. Les émotions se traduisent surtout dans l’expression non-verbale et para-verbale de la communication qui constitue 93% du message perçu et retenu par un interlocuteur[4], au-delà des mots exprimés.
Faire évoluer les relations professionnelles vers des relations qui tiennent compte du sens et des motivations profondes de chacun, va nécessiter de développer l’empathie des gestionnaires et des équipes, leur capacité à s’écouter soi-même, à écouter les autres, et à exprimer authentiquement ce qui est important pour eux.
Relation à la nature : une question de conscience
Une étude d’une équipe de chercheurs de l’Université Laval à Québec[5] publiée en 2013 sur le leadership environnemental donne un éclairage intéressant sur le lien entre empathie et développement durable. Cette étude s’appuie sur une analyse des niveaux de conscience publiée en 2005 dans la Harvard Business Review[6] dans laquelle les auteurs définissaient sept stades de développement des gestionnaires, d’ordre croissant selon la capacité d’empathie, de gestion de la complexité, de responsabilité et de compréhension du monde.
L’étude réalisée auprès de 63 gestionnaires de 15 PME canadiennes montre que les entreprises ayant développé des pratiques de gestion des impacts sur l’environnement de leurs activités étaient aussi celles dirigées par les gestionnaires correspondant à des stades de développement plus avancés, dits « post-conventionnels », et qu’inversement, les entreprises les moins proactives dans la gestion environnementale de leurs activités étaient dirigées par des gestionnaires correspondant à stades de développement dits « conventionnels ».
Ainsi l’empathie au regard des impacts des activités sur la nature, reflétée dans les stades de développement de la personne, a une influence sur la capacité des gestionnaires à intégrer une approche de développement durable.
Les perspectives pour les entreprises
Les défis environnementaux et sociaux d’aujourd’hui sont complexes et font appel à des qualités de savoir-être associées au savoir-faire des gestionnaires. Les travaux mentionnés mettent en évidence l’importance d’un développement de la personne qui repose sur une capacité d’empathie vis-à-vis de soi, des autres et de la nature. Pour les entreprises encourageant de tels programmes, les bénéfices se traduiront entre autres en termes de qualité du discernement éthique et professionnel, de mobilisation des collaborateurs et partenaires, et de leadership en développement durable.
Sylvie-Nuria Noguer
Auteur de la formation Mieux communiquer pour mieux collaborer et facilitatrice de l’atelier Relations entre entreprises et parties prenantes au cœur du développement durable
[1]Article Qu'est-ce qu'un dilemme éthique sur le site web du gouvernement canadien [2]Interview de Paul Polman dans le Guardian (en anglais) [3]D’après Dan Pink, Drive: The surprising truth about what motivates us et Jean-Charles Lamoureux : La mobilisation, gage de réussite organisationnelle [4]D’après les travaux d’Albert Mehrabian, Professeur émérite de UCLA [5]Olivier Boiral, Charles Baron, Olen Gunnlaugson, Environmental Leadership and Consciousness Development: A Case Study Among Canadian SMEs, JBE 2013 [6]David Rooke et William Torbert, Seven Transformation of Leadership, HBR 2005
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